samedi 9 juin 2007

"Au secours pardon" de Frédéric Beigbeder


J'avais donc accepté une mission particulière: trouver le nouveau visage de L'Idéal, le leader mondial de l'industrie cosmétique. Comme je vous l'ai expliqué, dans notre monde blasé, seule l'innocence fait vendre. La division grand public de L'Idéal voulait «moderniser» son ambassadrice (traduire: «virer la vieille peau»). Leurs plans de com' sont cloisonnés par tranches d'âge: les 15-35 ans (problèmes de peaux acnéiques); les trentenaires (qui croient qu'elles ont encore vingt ans); les quadragénaires (qui rêvent qu'elles ont encore trente ans); les quinquagénaires (qui espèrent que leur lifting ne se voit pas trop). Moi, coup de bol, je m'occupais des 15-35, c'est-à-dire davantage des 15 que des 35. J'avais été nommé scout par l'agence de mannequins Aristo. C'était un copain de mon père qui en dirigeait l'antenne française: à ma sortie de taule, j'avais planté une émission de télévision en access prime time, et j'étais vraiment grillé en France. Mon émigration à ce poste était un beau cadeau. Je ne pense pas qu'il existe un meilleur moyen de rencontrer des femmes splendides et de les allonger dans son lit. Je dois reconnaître que jamais en France, même à ma grande époque de faste et de lucre, je n'avais fréquenté pareilles merveilles. Ce ne sont plus des canons, ni des avions, ni des bombes atomiques; ici il faut parler de missiles nucléaires, d'armes de destruction massive, de fusées interplanétaires. La base de lancement des vaisseaux Soyouz n'est pas à Baïkonour mais à Moscou! La plupart des Français qui s'installent dans votre ville ne peuvent plus rentrer chez eux: ils savent pertinemment qu'en France, jamais ils n'auraient accès à des filles de cette beauté. Elles ne leur adresseraient tout simplement pas la parole, ils ne les croiseraient même pas: en France, les très belles femmes vivent dans un ghetto parallèle, protégées du harcèlement des manants par des barrières invisibles. Ici, on les ramène chez soi par paires, ou en grappes. J'ai rencontré un Français qui n'arrive plus à faire l'amour à une seule fille à la fois. «Une seule femme dans mon lit? J'ai oublié comment on fait!» Les plus ravissantes autochtones n'ont qu'une envie: qu'un riche en tombe amoureux, ou à défaut qu'un étranger les emmène en voyage. Même leurs râteaux sont agréables! Elles arrivent toujours à te faire croire qu'elles regrettent infiniment de ne pas pouvoir coucher avec toi, comme des doormen de casino qui t'expliquent que ce soir c'est complet mais s'arrangent pour ne pas trop te vexer, histoire que tu reviennes à la charge le lendemain, sait-on jamais, la vie est longue. Et puis ce sont des coups d'enfer, pardon, des coups de paradis! Le sexe n'est qu'une technique, izvinitié mon père de vous parler aussi crûment, mais il existe une série de gestes que les femmes russes accomplissent avec un naturel merveilleux, et ce dès le premier soir: sans devenir scabreux, disons qu'elles font preuve d'une patience très généreuse et d'une dextérité très... imaginative. Oh arrêtez de ronchonner, la nature est la création de Dieu, il n'y a rien de mal à user de ses bienfaits. Les femelles moscovites gobent le sexe et le branlent en alternance et crescendo jusqu'à l'explosion buccale, avec introduction d'index dans votre fondement au moment où le plaisir le contracte; elles ont tout avalé mais elles n'attendent pas longtemps avant de vous laper à nouveau le frein de bas en haut, pour vous refaire durcir sans capote et s'empaler sur vos sex toys en se tétant les seins puis suçant vos testicules jusqu'à ce que vous demandiez grâce, bon d'accord j'arrête l'énumération mon père, pardon, je pensais distraire votre après-midi, oh ça va, je rigole, ne jouez pas au catholique avec moi. Je ne sais pas où vos femmes apprennent ces rudiments que la plupart des Occidentales n'accomplissent qu'au bout de six mois de dîners en tête à tête. Personne ne malaxe aussi bien les couilles que les Russes, personne ne s'offre aussi spontanément à part, peut-être, une Marocaine dont j'étais amoureux autrefois, mais dont j'ai oublié le prénom. Pendant trois quarts de siècle, le sexe fut la seule distraction des Russes (avec la vodka et la délation): le résultat est un savoir-faire unique au monde. Je connais un Français qui vit ici parce qu'il n'arrive plus à bander avec les Françaises. D'accord, vous m'avez percé à jour: ce Français, c'est moi! Mais le temps presse, la file d'attente s'allonge derrière nous. Votre méthode de confession est un peu agaçante, avec tous ces fidèles qui poireautent dans notre dos. Même les dentistes prévoient des salles d'attente! J'aurais préféré un confesseur dominicain, mais je n'en avais pas sous la main.

Les tentations étaient innombrables mais je ne devais pas traîner: L'Idéal avait besoin de nouveaux emblèmes, on devait renouveler le stock de pommettes saillantes et de bouches rouges. La standardisation des désirs n'attend pas. La demande était très forte, on en avait besoin pour les catalogues, les dossiers de presse, les encarts, les dos de kiosques et les teasings à échantillon détachable. Natalia Vodianova ne pouvait pas tout faire; il fallait de nouveaux modèles, moins chers, moins célèbres, plus disponibles. J'avais des faces à moudre! Je devais faire tourner les visages de l'industrie des pots de crèmes hydratantes nutritives gluco-actives. Au téléphone, mon boss, Bertrand, me disait souvent, tel l'ogre du Petit Poucet: «Ramène-moi de la chair fraîche.» C'était donc ça: je fournissais des mangeurs de Lolitas qui eux-mêmes entretenaient la libido mondiale.
Comprenez-moi bien. La femelle diaphane est indispensable au bon fonctionnement de l'économie capitaliste, et elle doit changer souvent: le turnover des apparitions romantiques augmente les bénéfices nets. Malheureusement les mannequins ne gardent pas leur pureté très longtemps. Un jour ou l'autre, nos tops finissaient par se taper un footballeur bagarreur ou un acteur alcoolique, ou bien l'appareil photo d'un téléphone portable les surprenait en train d'inspirer un trait de poudre dans une backroom, avant de plonger dans un caniveau. A part Kate Moss, personne ne survit à ce genre d'images. La vidéo circulait sur internet, les ménagères changeaient de crémerie ou la crémerie résiliait son contrat d'exclu, et c'était encore moi qui devais dégotter la prochaine frimousse internationale. L'usure était de plus en plus rapide: on appelait ce phénomène les «mannequins-Kleenex». Je touchais un pourcentage sur les cachets de mes filles mais la vérité est qu'à peine lancées elles étaient déjà remplacées: c'est pourquoi j'avais demandé à être rémunéré au forfait plutôt qu'en intéressement (même à 10% ce n'était plus rentable, et comment vérifier les chiffres?). Dans notre jargon, je dirais que j'avais plus de mal à «développer» les filles qu'à les «démarrer». Autrefois, une fille à succès pouvait durer une décennie; à présent la beauté durait trois ans.
Je cherchais les «green» (c'est ainsi que nous appelons les débutantes, mais on dit aussi «new faces») à Moscou ou Saint-Pétersbourg, à la sortie des lycées de Smolensk ou Rostov, voire dans les écoles de théâtre de Novossibirsk, Tcheliabinsk, Koursk, et les charcuteries de Mourmansk, Ekaterinbourg, et les universités d'Oufa, Samara, Nijni-Novgorod, n'importe où dans la Fédération de Russie parce que c'était dans ce pays mutant que les visages les plus vierges commettaient l'imprudence de naître. Evidemment la plus céleste était toujours celle d'à côté.

Broché: 318 pages
Editeur : Grasset & Fasquelle
Date : juin 2007