samedi 24 septembre 2011

Le papa de Simon

LE PAPA DE SIMON

    Midi finissait de sonner. La porte de l'école s'ouvrit, et les gamins se précipitèrent en se bousculant pour sortir plus vite. Mais au lieu de se disperser rapidement et de rentrer dîner, comme ils le faisaient chaque jour, ils s'arrêtèrent à quelques pas, se réunirent par groupes et se mirent à chuchoter.
    C'est que, ce matin-là, Simon, le fils de la Blanchotte, était venu à la classe pour la première fois.
    Tous avaient entendu parler de la Blanchotte dans leurs familles ; et quoiqu'on lui fît bon accueil en public, les mères la traitaient entre elles avec une sorte de compassion un peu méprisante qui avait gagné les enfants sans qu'ils sussent du tout pourquoi.
    Quant à Simon, ils ne le connaissaient pas, car il ne sortait jamais et il ne galopinait point avec eux dans les rues du village ou sur les bords de la rivière. Aussi ne l'aimaient-ils guère ; et c'était avec une certaine joie, mêlée d'un étonnement considérable, qu'ils avaient accueilli et qu'ils s'étaient répété l'un à l'autre cette parole dite par un gars de quatorze ou quinze ans qui paraissait en savoir long tant il clignait finement des yeux :
    - Vous savez... Simon... eh bien, il n'a pas de papa.
    Le fils de la Blanchotte parut à son tour sur le seuil de l'école.
    Il avait sept ou huit ans. Il était un peu pâlot, très propre, avec l'air timide, presque gauche.
    Il s'en retournait chez sa mère quand les groupes de ses camarades, chuchotant toujours et le regardant avec les yeux malins et cruels des enfants qui méditent un mauvais coup, l'entourèrent peu à peu et finirent par l'enfermer tout à fait. Il restait là, planté au milieu d'eux, surpris et embarrassé, sans comprendre ce qu'on allait lui faire. Mais le gars qui avait apporté la nouvelle, enorgueilli du succès obtenu déjà, lui demanda :
    - Comment t'appelles-tu, toi ?
    Il répondit : "Simon."
    - Simon quoi ? reprit l'autre.
    L'enfant répéta tout confus : "Simon."
    Le gars lui cria : "On s'appelle Simon quelque chose... c'est pas un nom ça... Simon."
    Et lui, prêt à pleurer, répondit pour la troisième fois :
    - Je m'appelle Simon.
    Les galopins se mirent à rire. Le gars triomphant éleva la voix : "Vous voyez bien qu'il n'a pas de papa."
    Un grand silence se fit. Les enfants étaient stupéfaits par cette chose extraordinaire, impossible, monstrueuse, - un garçon qui n'a pas de papa ; - ils le regardaient comme un phénomène, un être hors de la nature, et ils sentaient grandir en eux ce mépris, inexpliqué jusque-là, de leurs mères pour la Blanchotte.
    Quand à Simon, il s'était appuyé contre un arbre pour ne pas tomber ; et il restait comme atterré par un désastre irréparable. Il cherchait à s'expliquer. Mais il ne pouvait rien trouver pour leur répondre, et démentir cette chose affreuse qu'il n'avait pas de papa. Enfin, livide, il leur cria à tout hasard : "Si, j'en ai un."
    - Où est-il ? demanda le gars.
    Simon se tut ; il ne savait pas. Les enfants riaient, très excités ; et ces fils des champs, plus proches des bêtes, éprouvaient ce besoin cruel qui pousse les poules d'une basse-cour à achever l'une d'entre elles aussitôt qu'elle est blessée. Simon avisa tout à coup un petit voisin, le fils d'une veuve, qu'il avait toujours vu, comme lui-même, tout seul avec sa mère.
    - Et toi non plus, dit-il, tu n'as pas de papa.
    - Si, répondit l'autre, j'en ai un.
    - Où est-il ? riposta Simon.
    - Il est mort, déclara l'enfant avec une fierté superbe, il est au cimetière, mon papa.
    Un murmure d'approbation courut parmi les garnements, comme si ce fait d'avoir son père mort au cimetière eût grandi leur camarade pour écraser cet autre qui n'en avait point du tout. Et ces polissons, dont les pères étaient, pour la plupart, méchants, ivrognes, voleurs et durs à leurs femmes, se bousculaient en se serrant de plus en plus, comme si eux, les légitimes, eussent voulu étouffer dans une pression celui qui était hors la loi.
    L'un, tout à coup, qui se trouvait contre Simon, lui tira la langue d'un air narquois et lui cria :
    - Pas de papa ! pas de papa !
    Simon le saisit à deux mains aux cheveux et se mit à lui cribler les jambes de coups de pieds, pendant qu'il lui mordait la joue cruellement. Il se fit une bousculade énorme. Les deux combattants furent séparés, et Simon se trouva frappé, déchiré, meurtri, roulé par terre, au milieu du cercle des galopins qui applaudissaient. Comme il se relevait, en nettoyant machinalement avec sa main sa petite blouse toute sale de poussière, quelqu'un lui cria :
    - Va le dire à ton papa.
    Alors il sentit dans son coeur un grand écroulement. Ils étaient plus forts que lui, ils l'avaient battu, et il ne pouvait point leur répondre, car il sentait bien que c'était vrai qu'il n'avait pas de papa. Plein d'orgueil, il essaya pendant quelques secondes de lutter contre les larmes qui l'étranglaient. Il eut une suffocation, puis, sans cris, il se mit à pleurer par grands sanglots qui le secouaient précipitamment
    Alors une joie féroce éclata chez ses ennemis, et naturellement, ainsi que les sauvages dans leurs gaietés terribles, ils se prirent par la main et se mirent à danser en rond autour de lui, en répétant comme un refrain : "Pas de papa ! pas de papa !"
    Mais Simon tout à coup cessa de sangloter. Une rage l'affola. Il y avait des pierres sous ses pieds ; il les ramassa et, de toutes ses forces, les lança contre ses bourreaux. Deux ou trois furent atteints et se sauvèrent en criant ; et il avait l'air tellement formidable qu'une panique eut lieu parmi les autres. Lâches, comme l'est toujours la foule devant un homme exaspéré, ils se débandèrent et s'enfuirent.
    Resté seul, le petit enfant sans père se mit à courir vers les champs, car un souvenir lui était venu qui avait amené dans son esprit une grande résolution. Il voulait se noyer dans la rivière.
    Il se rappelait en effet que, huit jours auparavant, un pauvre diable qui mendiait sa vie s'était jeté dans l'eau parce qu'il n'avait plus d'argent. Simon était là lorsqu'on le repêchait ; et le triste bonhomme, qui lui semblait ordinairement lamentable, malpropre et laid, l'avait alors frappé par son air tranquille, avec ses joues pâles, sa longue barbe mouillée et ses yeux ouverts, très calmes. On avait dit alentour : "Il est mort." Quelqu'un avait ajouté : "Il est bien heureux maintenant." - Et Simon voulait aussi se noyer parce qu'il n'avait pas de père, comme ce misérable qui n'avait pas d'argent.
    Il arriva tout près de l'eau et la regarda couler. Quelques poissons folâtraient, rapides, dans le courant clair, et, par moments, faisaient un petit bond et happaient des mouches voltigeant à la surface. Il cessa de pleurer pour les voir, car leur manège l'intéressait beaucoup. Mais, parfois, comme dans les accalmies d'une tempête passent tout à coup de grandes rafales de vent qui font craquer les arbres et se perdent à l'horizon, cette pensée lui revenait avec une douleur aiguë : - "Je vais me noyer parce que je n'ai point de papa."
    Il faisait très chaud, très bon. Le doux soleil chauffait l'herbe. L'eau brillait comme un miroir. Et Simon avait des minutes de béatitude, de cet alanguissement qui suit les larmes, où il lui venait de grandes envies de s'endormir là, sur l'herbe, dans la chaleur.
    Une petite grenouille verte sauta sous ses pieds. Il essaya de la prendre. Elle lui échappa. Il la poursuivit et la manqua trois fois de suite. Enfin il la saisit par l'extrémité de ses pattes de derrière et il se mit à rire en voyant les efforts que faisait la bête pour s'échapper. Elle se ramassait sur ses grandes jambes, puis, d'une détente brusque, les allongeait subitement, roides comme deux barres ; tandis que, l'oeil tout rond avec son cercle d'or, elle battait l'air de ses pattes de devant qui s'agitaient comme des mains. Cela lui rappela un joujou fait avec d'étroites planchettes de bois clouées en zigzag les unes sur les autres, qui, par un mouvement semblable, conduisaient l'exercice de petits soldats piqués dessus. Alors, il pensa à sa maison, puis à sa mère, et, pris d'une grande tristesse, il recommença à pleurer. Des frissons lui passaient dans les membres ; il se mit à genoux et récita sa prière comme avant de s'endormir. Mais il ne put l'achever, car des sanglots lui revinrent si pressés, si tumultueux, qu'ils l'envahirent tout entier. Il ne pensait plus ; il ne voyait plus rien autour de lui et il n'était occupé qu'à pleurer.
    Soudain, une lourde main s'appuya sur son épaule et une grosse voix lui demanda : "Qu'est-ce qui te fait donc tant de chagrin, mon bonhomme ?"
    Simon se retourna. Un grand ouvrier qui avait une barbe et des cheveux noirs tout frisés le regardait d'un air bon. Il répondit avec des larmes plein les yeux et plein la gorge :
    - Ils m'ont battu... parce que... je... je... n'ai pas... de papa... pas de papa...
    - Comment, dit l'homme en souriant, mais tout le monde en a un.
    L'enfant reprit péniblement au milieu des spasmes de son chagrin : "Moi... moi... je n'en ai pas."
    Alors l'ouvrier devint grave ; il avait reconnu le fils de la Blanchotte, et, quoique nouveau dans le pays, il savait vaguement son histoire.
    - Allons, dit-il, console-toi, mon garçon, et viens-t-en avec moi chez ta maman. On t'en donnera... un papa.
    Ils se mirent en route, le grand tenant le petit par la main, et l'homme souriait de nouveau, car il n'était pas fâché de voir cette Blanchotte, qui était, contait-on, une des plus belles filles du pays ; et il se disait peut-être, au fond de sa pensée, qu'une jeunesse qui avait failli pouvait bien faillir encore.
    Ils arrivèrent devant une petite maison blanche, très propre.
    - C'est là, dit l'enfant, et il cria : "Maman !"
    Une femme se montra, et l'ouvrier cessa brusquement de sourire, car il comprit tout de suite qu'on ne badinait plus avec cette grande fille pâle qui restait sévère sur sa porte, comme pour défendre à un homme le seuil de cette maison où elle avait été déjà trahie par un autre. Intimidé et sa casquette à la main, il balbutia :
    - Tenez, madame, je vous ramène votre petit garçon qui s'était perdu près de la rivière.
    Mais Simon sauta au cou de sa mère et lui dit en se remettant à pleurer :
    - Non, maman, j'ai voulu me noyer, parce que les autres m'ont battu... m'ont battu... parce que je n'ai pas de papa.
    Une rougeur cuisante couvrit les joues de la jeune femme, et, meurtrie jusqu'au fond de sa chair, elle embrassa son enfant avec violence pendant que des larmes rapides lui coulaient sur la figure. L'homme ému restait là, ne sachant comment partir. Mais Simon soudain courut vers lui et lui dit :
    - Voulez-vous être mon papa ?
    Un grand silence se fit. La Blanchotte, muette et torturée de honte, s'appuyait contre le mur, les deux mains sur son coeur. L'enfant, voyant qu'on ne lui répondait point, reprit :
    - Si vous ne voulez pas, je retournerai me noyer.
    L'ouvrier prit la chose en plaisanterie et répondit en riant ;
    - Mais oui, je veux bien.
    - Comment est-ce que tu t'appelles, demanda alors l'enfant, pour que je réponde aux autres quand ils voudront savoir ton nom ?
    - Philippe, répondit l'homme.
    Simon se tut une seconde pour bien faire entrer ce nom-là dans sa tête, puis il tendit les bras, tout consolé, en disant :
    - Eh bien ! Philippe, tu es mon papa.
    L'ouvrier, l'enlevant de terre, l'embrassa brusquement sur les deux joues, puis il s'enfuit très vite à grandes enjambées.
    Quand l'enfant entra dans l'école, le lendemain, un rire méchant l'accueillit ; et à la sortie, lorsque le gars voulu recommencer, Simon lui jeta ces mots à la tête, comme il aurait fait d'une pierre : "Il s'appelle Philippe, mon papa."
    Des hurlements de joie jaillirent de tous les côtés :
    - Philippe qui ?... Philippe quoi ?... Qu'est-ce que c'est que ça, Philippe ?... Où l'as-tu pris ton Philippe ?
    Simon ne répondit rien ; et, inébranlable dans sa foi, il les défiait de l'oeil, prêt à se laisser martyriser plutôt que de fuir devant eux. Le maître d'école le délivra et il retourna chez sa mère.
    Pendant trois mois, le grand ouvrier Philippe passa souvent auprès de la maison de la Blanchotte et, quelquefois, il s'enhardissait à lui parler lorsqu'il la voyait cousant auprès de sa fenêtre. Elle lui répondait poliment, toujours grave, sans rire jamais avec lui, et sans le laisser entrer chez elle. Cependant, un peu fat, comme tous les hommes, il s'imagina qu'elle était souvent plus rouge que de coutume lorsqu'elle causait avec lui.
    Mais une réputation tombée est si pénible à refaire et demeure toujours si fragile, que, malgré la réserve ombrageuse de la Blanchotte, on jasait déjà dans le pays.
    Quant à Simon, il aimait beaucoup son nouveau papa et se promenait avec lui presque tous les soirs, la journée finie. Il allait assidûment à l'école et passait au milieu de ses camarades fort digne, sans leur répondre jamais.
    Un jour, pourtant, le gars qui l'avait attaqué le premier lui dit :
    - Tu as menti, tu n'as pas un papa qui s'appelle Philippe.
    - Pourquoi ça ? demanda Simon très ému.
    Le gars se frottait les mains. Il reprit :
    - Parce que si tu en avais un, il serait le mari de ta maman.
    Simon se troubla devant la justesse de ce raisonnement, néanmoins il répondit : "C'est mon papa tout de même."
    - Ça se peut bien, dit le gars en ricanant, mais ce n'est pas ton papa tout à fait.
    Le petit à la Blanchotte courba la tête et s'en alla rêveur du côté de la forge au père Loizon, où travaillait Philippe.
    Cette forge était comme ensevelie sous des arbres. Il y faisait très sombre ; seule, la lueur rouge d'un foyer formidable éclairait par grands reflets cinq forgerons aux bras nus qui frappaient sur leurs enclumes avec un terrible fracas. Ils se tenaient debout, enflammés comme des démons, les yeux fixés sur le fer ardent qu'ils torturaient ; et leur lourde pensée montait et retombait avec leurs marteaux.
    Simon entra sans être vu et alla tout doucement tirer son ami par la manche. Celui-ci se retourna. Soudain le travail s'interrompit, et tous les hommes regardèrent, très attentifs. Alors, au milieu de ce silence inaccoutumé, monta la petite voix frêle de Simon.
    - Dis donc, Philippe, le gars à la Michaude qui m'a conté tout à l'heure que tu n'étais pas mon papa tout à fait.
    - Pourquoi ça ? demanda l'ouvrier.
    L'enfant répondit avec toute sa naïveté :
    - Parce que tu n'es pas le mari de maman.
    Personne ne rit. Philippe resta debout, appuyant son front sur le dos de ses grosses mains que supportait le manche de son marteau dressé sur l'enclume. Il rêvait. Ses quatre compagnons le regardaient et, tout petit entre ces géants, Simon, anxieux, attendait. Tout à coup, un des forgerons, répondant à la pensée de tous, dit à Philippe :
    - C'est tout de même une bonne et brave fille que la Blanchotte, et vaillante et rangée malgré son malheur, et qui serait une digne femme pour un honnête homme.
    - Ça, c'est vrai, dirent les trois autres.
    L'ouvrier continua :
    - Est-ce sa faute, à cette fille, si elle a failli ? On lui avait promis mariage, et j'en connais plus d'une qu'on respecte bien aujourd'hui et qui en a fait tout autant.
    - Ça, c'est vrai, répondirent en choeur les trois hommes.
    Il reprit : "Ce qu'elle a peiné, la pauvre, pour élever son gars toute seule, et ce qu'elle a pleuré depuis qu'elle ne sort plus que pour aller à l'église, il n'y a que le bon Dieu qui le sait."
    - C'est encore vrai, dirent les autres.
    Alors on n'entendit plus que le soufflet qui activait le feu du foyer. Philippe, brusquement, se pencha vers Simon :
    - "Va dire à ta maman que j'irai lui parler ce soir."
    Puis il poussa l'enfant dehors par les épaules.
    Il revint à son travail et, d'un seul coup, les cinq marteaux retombèrent ensemble sur les enclumes. Ils battirent ainsi le fer jusqu'à la nuit, forts, puissants, joyeux comme des marteaux satisfaits. Mais, de même que le bourdon d'une cathédrale résonne dans les jours de fête au-dessus du tintement des autres cloches, ainsi le marteau de Philippe, dominant le fracas des autres, s'abattait de seconde en seconde avec un vacarme assourdissant. Et lui, l'oeil allumé, forgeait passionnément, debout dans les étincelles.
    Le ciel était plein d'étoiles quand il vint frapper à la porte de la Blanchotte. Il avait sa blouse des dimanches, une chemise fraîche et la barbe faite. La jeune femme se montra sur le seuil et lui dit d'un air peiné : "C'est mal de venir ainsi la nuit tombée, monsieur Philippe."
    Il voulut répondre, balbutia et resta confus devant elle.
    Elle reprit : - "Vous comprenez bien pourtant qu'il ne faut plus que l'on parle de moi."
    Alors, lui, tout à coup :
    - Qu'est-ce que ça fait, dit-il, si vous voulez être ma femme !
    Aucune voix ne lui répondit, mais il crut entendre dans l'ombre de la chambre le bruit d'un corps qui s'affaissait. Il entra bien vite ; et Simon, qui était couché dans son lit, distingua le son d'un baiser et quelques mots que sa mère murmurait bien bas. Puis, tout à coup, il se sentit enlevé dans les mains de son ami, et celui-ci, le tenant au bout de ses bras d'hercule, lui cria :
    - Tu leur diras, à tes camarades, que ton papa c'est Philippe Remy, le forgeron, et qu'il ira tirer les oreilles à tous ceux qui te feront du mal.
    Le lendemain, comme l'école était pleine et que la classe allait commencer, le petit Simon se leva, tout pâle et les lèvres tremblantes : "Mon papa, dit-il d'une voix claire, c'est Philippe Remy, le forgeron, et il a promis qu'il tirerait les oreilles à tous ceux qui me feraient du mal."
    Cette fois, personne ne rit plus, car on le connaissait bien ce Philippe Remy, le forgeron, et c'était un papa, celui-là, dont tout le monde eût été fier.



Guy de Maupassant,
le 1er décembre 1879

dimanche 30 septembre 2007

"La disparition" de Georges Perec

.
"Anton Voyl n'arrivait pas à dormir. Il alluma. Son Jaz marquait minuit vingt. Il poussa un profond soupir, s'assit dans son lit, s'appuyant sur son polochon. Il prit un roman, il l'ouvrit, il lut; mais il n'y saisissait qu'un imbroglio confus, il butait à tout instant sur un mot dont il ignorait la signification.
Il abandonna son roman sur son lit. Il alla à son lavabo; il mouilla un gant qu'il passa sur son front, sur son cou.
Son pouls battait trop fort. Il avait chaud. Il ouvrit son vasistas, scruta la nuit. Il faisait doux. Un bruit indistinct montait du faubourg. Un carillon, plus lourd qu'un glas, plus sourd qu'un tocsin, plus profond qu'un bourdon, non loin, sonna trois coups. Du canal Saint-Martin, un clapotis plaintif signalait un chaland qui passait.
Sur l'abattant du vasistas, un animal au thorax indigo, à l'aiguillon safran, ni un cafard, ni un charançon, mais plutôt un artison, s'avançait, traînant un brin d'alfa. Il s'approcha, voulant l'aplatir d'un coup vif, mais l'animal prit son vol, disparaissant dans la nuit avant qu'il ait pu l'assaillir."

Broché: 319 pages
Editeur : Gallimard (16 mai 1989)
Collection : L'Imaginaire

mercredi 29 août 2007

"Corpus Christine" de Max Monnehay

Morceau choisi number one:



"C'est donc ça que vous voulez, hein ! Ce que je vis ne vous suffit pas ! Non, ne niez pas, je vous en prie, je sais que vous étiez pendus à mes lèvres, avides de détails morbides, bien plus touchés par le calvaire de ce gosse que par le mien, qui n'est rien, dites-le, une piqûre d'abeille, un ongle arraché, rien, rien du tout, et même vous commenciez à vous emmerder sérieusement, mais pourquoi se sent-il obligé de nous décrire ses brûlures d'estomac ? Quand va-t-il cesser de se plaindre, à la fin ? Va-t-il crever, qu'on en finisse ! Vous vous êtes fait avoir, et c'est là ma seule consolation. Vous êtes tellement prévisibles, gavés comme vous l'êtes de littérature à scandale, d'autobiographies de patineuses artistiques violées à l'adolescence, de récits de comédiens qui ont dit adieu à la drogue, concoctés par des nègres qui font d'une chute accidentelle dans un escalier une tentative d'homicide.Je vous engueule parce que j'en ai besoin. "


chapitre : 13 - page : 58 - éditeur : Albin Michel - date d'édition : 2006 -



Morceau choisi number two :



"J'ai comme qui dirait la trouille de ma vie. Eveillé, il faut que je reste éveillé. Résister, écrire sans m'arrêter, écrire encore et encore, que va-t-elle me faire, la dose est-elle mortelle ou va-t-elle s'offrir le plaisir de m'échapper de ses propres mains une fois que je serai inconscient, j'ai des sueurs froides, pauvre corps, ça sent la fin pour toi, pauvre carcasse, tiens bon, je t'en supplie, il y avait cet arbre quand j'étais petit, un chêne centenaire pile au milieu du parc, et quand papa sautait maman derrière les buissons c'est là que j'attendais, oh ce n'était pas un abandon, j'étais avec plein d'autres mômes plus malheureux que moi, des gamins dont le père avait arrêté de sauter la mère il y avait bien longtemps, et j'étais fier qu'on s'aimât autant dans ma famille. "


chapitre : 26 - page : 102 - éditeur : Albin Michel - date d'édition : 2006 -

jeudi 5 juillet 2007

"Vallauris plage" de Nicolas Rey




Chapitre 1.



Je m'appelle Frank Bastide. Tout le temps de la promenade, j'ai fait le maximum pour me souvenir de ce truc appris en classe, comme quoi le ciel se trouve par-dessus le toit.
Aucun mot ne m'est revenu. Gosse, je connaissais ce poème par cœur. Pas assez de ciel, je me suis dit. J'ai déplié une minuscule serviette de bain dans ma cellule parfumée au détergent. Je me suis allongé sur le dos pour une séance de gymnastique. J'accomplissais tous les jours la même chose à heure fixe. Un hommage au côté militaire de l'établissement.
Mon nouveau camarade, présent depuis trois semaines, m'a regardé faire. Il avait assassiné sa belle-famille, je crois, et quelques flics qui avaient voulu s'interposer. Il était assis sur le lit d'en haut, les pieds dans le vide, rêvant d'un bon moyen pour se trancher les veines. Je suis allé prendre une douche avec d'autres vieux enfants : gras, tatoués, poilus, squelettiques. A mon retour, c'était la mauvaise heure. Celle des hommes pendus aux barreaux, qui hurlent en direction du monde libre des prières à leur femme, à leur maîtresse, à leur petite fille. Ils voudraient qu'on leur pardonne. Ces hommes ne m'aimaient pas beaucoup. Ils n'approuvaient pas vraiment la manière dont je m'étais comporté. Les braqueurs étaient respectés.
On dépliait le tapis rouge pour les propriétaires de bars à putes. Ce n'était pas mon cas. On m'a proposé le parloir. J'ai accepté. Au parloir, on nageait dans le rythme slave du sexe, des coups montés et des ultimes tentatives de réconciliations. Au parloir, j'évitais la télé minuscule, le souvenir du sang sur mes fringues et ce visage presque mort qui me fixe parce qu'il ne comprend pas alors que c'est si simple de savoir pourquoi nous faisons des choses terribles. J'ai bien regardé sa coiffure stricte. Il y avait les années d'études, les compromis, les nuits sages afin d'accéder au métier d'avocat. La pauvre était tombée sur moi. Intérieurement, j'ai pris sa défense. J'imaginais l'horreur de ses jours, les horaires à respecter, l'énergie qu'elle mettait à être présentable, le combat continuel pour l'obtention d'un week-end normand avec son amoureux. La prison comprenait de nombreux avantages. Par exemple, on ne devait plus rien à personne. Par exemple, on pouvait se concentrer sur un philosophe roumain sans devoir se rendre au Franprix avant dix-neuf heures. Je ne savais rien de cette juriste. Je ne lui avais été d'aucune aide dans son plaidoyer. Simplement, j'aimais bien la regarder. C'était comme observer une fille de la haute au milieu d'une décharge. Elle semblait calme et digne malgré l'odeur âcre, la violence des rapports affectifs propre à ce lieu. Cela me changeait des abdominaux, des cris et du philosophe roumain, au final, assez défaitiste. Elle avait renoncé à me convaincre. Elle voulait comprendre. Parlait fort. S'appliquait sur chaque syllabe. Promettait de garder le secret. Elle avait des cigarettes. J'ai décidé de sourire. Je lui ai demandé si, par hasard, elle avait également quelques heures à me consacrer. Elle est allée voir un gardien. Elle est revenue avec, sur le visage, un masque de fermeté tout à fait charmant. Elle m'a demandé " encore juste une minute pour déprogrammer un rendez-vous ". J'avais le temps. Quinze ans ferme.

samedi 9 juin 2007

"Au secours pardon" de Frédéric Beigbeder


J'avais donc accepté une mission particulière: trouver le nouveau visage de L'Idéal, le leader mondial de l'industrie cosmétique. Comme je vous l'ai expliqué, dans notre monde blasé, seule l'innocence fait vendre. La division grand public de L'Idéal voulait «moderniser» son ambassadrice (traduire: «virer la vieille peau»). Leurs plans de com' sont cloisonnés par tranches d'âge: les 15-35 ans (problèmes de peaux acnéiques); les trentenaires (qui croient qu'elles ont encore vingt ans); les quadragénaires (qui rêvent qu'elles ont encore trente ans); les quinquagénaires (qui espèrent que leur lifting ne se voit pas trop). Moi, coup de bol, je m'occupais des 15-35, c'est-à-dire davantage des 15 que des 35. J'avais été nommé scout par l'agence de mannequins Aristo. C'était un copain de mon père qui en dirigeait l'antenne française: à ma sortie de taule, j'avais planté une émission de télévision en access prime time, et j'étais vraiment grillé en France. Mon émigration à ce poste était un beau cadeau. Je ne pense pas qu'il existe un meilleur moyen de rencontrer des femmes splendides et de les allonger dans son lit. Je dois reconnaître que jamais en France, même à ma grande époque de faste et de lucre, je n'avais fréquenté pareilles merveilles. Ce ne sont plus des canons, ni des avions, ni des bombes atomiques; ici il faut parler de missiles nucléaires, d'armes de destruction massive, de fusées interplanétaires. La base de lancement des vaisseaux Soyouz n'est pas à Baïkonour mais à Moscou! La plupart des Français qui s'installent dans votre ville ne peuvent plus rentrer chez eux: ils savent pertinemment qu'en France, jamais ils n'auraient accès à des filles de cette beauté. Elles ne leur adresseraient tout simplement pas la parole, ils ne les croiseraient même pas: en France, les très belles femmes vivent dans un ghetto parallèle, protégées du harcèlement des manants par des barrières invisibles. Ici, on les ramène chez soi par paires, ou en grappes. J'ai rencontré un Français qui n'arrive plus à faire l'amour à une seule fille à la fois. «Une seule femme dans mon lit? J'ai oublié comment on fait!» Les plus ravissantes autochtones n'ont qu'une envie: qu'un riche en tombe amoureux, ou à défaut qu'un étranger les emmène en voyage. Même leurs râteaux sont agréables! Elles arrivent toujours à te faire croire qu'elles regrettent infiniment de ne pas pouvoir coucher avec toi, comme des doormen de casino qui t'expliquent que ce soir c'est complet mais s'arrangent pour ne pas trop te vexer, histoire que tu reviennes à la charge le lendemain, sait-on jamais, la vie est longue. Et puis ce sont des coups d'enfer, pardon, des coups de paradis! Le sexe n'est qu'une technique, izvinitié mon père de vous parler aussi crûment, mais il existe une série de gestes que les femmes russes accomplissent avec un naturel merveilleux, et ce dès le premier soir: sans devenir scabreux, disons qu'elles font preuve d'une patience très généreuse et d'une dextérité très... imaginative. Oh arrêtez de ronchonner, la nature est la création de Dieu, il n'y a rien de mal à user de ses bienfaits. Les femelles moscovites gobent le sexe et le branlent en alternance et crescendo jusqu'à l'explosion buccale, avec introduction d'index dans votre fondement au moment où le plaisir le contracte; elles ont tout avalé mais elles n'attendent pas longtemps avant de vous laper à nouveau le frein de bas en haut, pour vous refaire durcir sans capote et s'empaler sur vos sex toys en se tétant les seins puis suçant vos testicules jusqu'à ce que vous demandiez grâce, bon d'accord j'arrête l'énumération mon père, pardon, je pensais distraire votre après-midi, oh ça va, je rigole, ne jouez pas au catholique avec moi. Je ne sais pas où vos femmes apprennent ces rudiments que la plupart des Occidentales n'accomplissent qu'au bout de six mois de dîners en tête à tête. Personne ne malaxe aussi bien les couilles que les Russes, personne ne s'offre aussi spontanément à part, peut-être, une Marocaine dont j'étais amoureux autrefois, mais dont j'ai oublié le prénom. Pendant trois quarts de siècle, le sexe fut la seule distraction des Russes (avec la vodka et la délation): le résultat est un savoir-faire unique au monde. Je connais un Français qui vit ici parce qu'il n'arrive plus à bander avec les Françaises. D'accord, vous m'avez percé à jour: ce Français, c'est moi! Mais le temps presse, la file d'attente s'allonge derrière nous. Votre méthode de confession est un peu agaçante, avec tous ces fidèles qui poireautent dans notre dos. Même les dentistes prévoient des salles d'attente! J'aurais préféré un confesseur dominicain, mais je n'en avais pas sous la main.

Les tentations étaient innombrables mais je ne devais pas traîner: L'Idéal avait besoin de nouveaux emblèmes, on devait renouveler le stock de pommettes saillantes et de bouches rouges. La standardisation des désirs n'attend pas. La demande était très forte, on en avait besoin pour les catalogues, les dossiers de presse, les encarts, les dos de kiosques et les teasings à échantillon détachable. Natalia Vodianova ne pouvait pas tout faire; il fallait de nouveaux modèles, moins chers, moins célèbres, plus disponibles. J'avais des faces à moudre! Je devais faire tourner les visages de l'industrie des pots de crèmes hydratantes nutritives gluco-actives. Au téléphone, mon boss, Bertrand, me disait souvent, tel l'ogre du Petit Poucet: «Ramène-moi de la chair fraîche.» C'était donc ça: je fournissais des mangeurs de Lolitas qui eux-mêmes entretenaient la libido mondiale.
Comprenez-moi bien. La femelle diaphane est indispensable au bon fonctionnement de l'économie capitaliste, et elle doit changer souvent: le turnover des apparitions romantiques augmente les bénéfices nets. Malheureusement les mannequins ne gardent pas leur pureté très longtemps. Un jour ou l'autre, nos tops finissaient par se taper un footballeur bagarreur ou un acteur alcoolique, ou bien l'appareil photo d'un téléphone portable les surprenait en train d'inspirer un trait de poudre dans une backroom, avant de plonger dans un caniveau. A part Kate Moss, personne ne survit à ce genre d'images. La vidéo circulait sur internet, les ménagères changeaient de crémerie ou la crémerie résiliait son contrat d'exclu, et c'était encore moi qui devais dégotter la prochaine frimousse internationale. L'usure était de plus en plus rapide: on appelait ce phénomène les «mannequins-Kleenex». Je touchais un pourcentage sur les cachets de mes filles mais la vérité est qu'à peine lancées elles étaient déjà remplacées: c'est pourquoi j'avais demandé à être rémunéré au forfait plutôt qu'en intéressement (même à 10% ce n'était plus rentable, et comment vérifier les chiffres?). Dans notre jargon, je dirais que j'avais plus de mal à «développer» les filles qu'à les «démarrer». Autrefois, une fille à succès pouvait durer une décennie; à présent la beauté durait trois ans.
Je cherchais les «green» (c'est ainsi que nous appelons les débutantes, mais on dit aussi «new faces») à Moscou ou Saint-Pétersbourg, à la sortie des lycées de Smolensk ou Rostov, voire dans les écoles de théâtre de Novossibirsk, Tcheliabinsk, Koursk, et les charcuteries de Mourmansk, Ekaterinbourg, et les universités d'Oufa, Samara, Nijni-Novgorod, n'importe où dans la Fédération de Russie parce que c'était dans ce pays mutant que les visages les plus vierges commettaient l'imprudence de naître. Evidemment la plus céleste était toujours celle d'à côté.

Broché: 318 pages
Editeur : Grasset & Fasquelle
Date : juin 2007

mardi 1 mai 2007

"Modeste proposition pour empêcher les enfants des pauvres d'être à la charge de leurs parents..." de Jonathan Swift


C'est un objet de tristesse, pour celui qui traverse cette grande ville ou voyage dans les campagnes, que de voir les rues, les routes et le seuil des masures encombrés de mendiantes, suivies de trois, quatre ou six enfants, tous en guenilles, importunant le passant de leurs mains tendues. Ces mères, plutôt que de travailler pour gagner honnêtement leur vie, sont forcées de passer leur temps à arpenter le pavé, à mendier la pitance de leurs nourrissons sans défense qui, en grandissant, deviendront voleurs faute de trouver du travail, quitteront leur cher Pays natal afin d'aller combattre pour le prétendant d'Espagne, ou partiront encore se vendre aux îles Barbades.
Je pense que chacun s'accorde à reconnaître que ce nombre phénoménal d'enfants pendus aux bras, au dos ou aux talons de leur mère, et fréquemment de leur père, constitue dans le déplorable état présent du royaume une très grande charge supplémentaire ; par conséquent, celui qui trouverait un moyen équitable, simple et peu onéreux de faire participer ces enfants à la richesse commune mériterait si bien de l'intérêt public qu'on lui élèverait pour le moins une statue comme bienfaiteur de la nation.
Mais mon intention n'est pas, loin de là, de m'en tenir aux seuls enfants des mendiants avérés ; mon projet se conçoit à une bien plus vaste échelle et se propose d'englober tous les enfants d'un âge donné dont les parents sont en vérité aussi incapables d'assurer la subsistance que ceux qui nous demandent la charité dans les rues.
Pour ma part, j'ai consacré plusieurs années à réfléchir à ce sujet capital, à examiner avec attention les différents projets des autres penseurs, et y ai toujours trouvé de grossières erreurs de calcul. Il est vrai qu'une mère peut sustenter son nouveau-né de son lait durant toute une année solaire sans recours ou presque à une autre nourriture, du moins avec un complément alimentaire dont le coût ne dépasse pas deux shillings, somme qu'elle pourra aisément se procurer, ou l'équivalent en reliefs de table, par la mendicité, et c'est précisément à l'âge d'un an que je me propose de prendre en charge ces enfants, de sorte qu'au lieu d'être un fardeau pour leurs parents ou leur paroisse et de manquer de pain et de vêtements, ils puissent contribuer à nourrir et, partiellement, à vêtir des multitudes.
Mon projet comporte encore cet autre avantage de faire cesser les avortements volontaires et cette horrible pratique des femmes, hélas trop fréquente dans notre société, qui assassinent leurs bâtards, sacrifiant, me semble-t-il, ces bébés innocents pour s'éviter les dépenses plus que la honte, pratique qui tirerait des larmes de compassion du cœur le plus sauvage et le plus inhumain.
Etant généralement admis que la population de ce royaume s'élève à un million et demi d'âmes, je déduis qu'il y a environ deux cent mille couples dont la femme est reproductrice, chiffre duquel je retranche environ trente mille couples qui sont capables de subvenir aux besoins de leurs enfants, bien que je craigne qu'il n'y en ait guère autant, compte tenu de la détresse actuelle du royaume, mais cela posé, il nous reste cent soixante-dix mille reproductrices. J'en retranche encore cinquante mille pour tenir compte des fausses couches ou des enfants qui meurent de maladie ou d'accident au cours de la première année. Il reste donc cent vingt mille enfants nés chaque année de parents pauvres. Comment élever et assurer l'avenir de ces multitudes, telle est donc la question puisque, ainsi que je l'ai déjà dit, dans l'état actuel des choses, toutes les méthodes proposées à ce jour se sont révélées totalement impossibles à appliquer, du fait qu'on ne peut trouver d'emploi pour ces gens ni dans l'artisanat ni dans l'agriculture ; que nous ne construisons pas de nouveaux bâtiments (du moins dans les campagnes), pas plus que nous ne cultivons la terre ; il est rare que ces enfants puissent vivre de rapines avant l'âge de six ans, à l'exception de sujets particulièrement doués, bien qu'ils apprennent les rudiments du métier, je dois le reconnaître, beaucoup plus tôt : durant cette période, néanmoins, ils ne peuvent être tenus que pour des apprentis délinquants, ainsi que me l'a rapporté une importante personnalité du comté de Cavan qui m'a assuré ne pas connaître plus d'un ou deux voleurs qualifiés de moins de six ans, dans une région du royaume pourtant renommée pour la pratique compétente et précoce de cet art.
Nos marchands m'assurent qu'en dessous de douze ans, les filles pas plus que les garçons ne font de satisfaisants produits négociables, et que même à cet âge, on n'en tire pas plus de trois livres, ou au mieux trois livres et demie à la Bourse, ce qui n'est profitable ni aux parents ni au royaume, les frais de nourriture et de haillons s'élevant au moins à quatre fois cette somme.
J'en viens donc à exposer humblement mes propres idées qui, je l'espère, ne soulèveront pas la moindre objection.
Un américain très avisé que j'ai connu à Londres m'a assuré qu'un jeune enfant en bonne santé et bien nourri constitue à l'âge d'un an un met délicieux, nutritif et sain, qu'il soit cuit en daube, au pot, rôti à la broche ou au four, et j'ai tout lieu de croire qu'il s'accommode aussi bien en fricassée ou en ragoût.
Je porte donc humblement à l'attention du public cette proposition : sur ce chiffre estimé de cent vingt mille enfants, on en garderait vingt mille pour la reproduction, dont un quart seulement de mâles - ce qui est plus que nous n'en accordons aux moutons, aux bovins et aux porcs - la raison en étant que ces enfants sont rarement le fruit du mariage, formalité peu prisée de nos sauvages, et qu'en conséquence, un seul mâle suffira à servir quatre femelles. On mettrait en vente les cent mille autres à l'âge d'un an, pour les proposer aux personnes de bien et de qualité à travers le royaume, non sans recommander à la mère de les laisser téter à satiété pendant le dernier mois, de manière à les rendre dodus, et gras à souhait pour une bonne table. Si l'on reçoit, on pourra faire deux plats d'un enfant, et si l'on dîne en famille, on pourra se contenter d'un quartier, épaule ou gigot, qui, assaisonné d'un peu de sel et de poivre, sera excellent cuit au pot le quatrième jour, particulièrement en hiver.
J'ai calculé qu'un nouveau-né pèse en moyenne douze livres, et qu'il peut, en une année solaire, s'il est convenablement nourri, atteindre vingt-huit livres.
Je reconnais que ce comestible se révélera quelque peu onéreux, en quoi il conviendra parfaitement aux propriétaires terriens qui, ayant déjà sucé la moelle des pères, semblent les mieux qualifiés pour manger la chair des enfants.
On trouvera de la chair de nourrisson toute l'année, mais elle sera plus abondante en mars, ainsi qu'un peu avant et après, car un auteur sérieux, un éminent médecin français, nous assure que grâce aux effets prolifiques du régime à base de poisson, il naît, neuf mois environ après le Carême, plus d'enfants dans les pays catholiques qu'en toute saison ; c'est donc à compter d'un an après le Carême que les marchés seront le mieux fournis, étant donné que la proportion de nourrissons papistes dans le royaume est au moins de trois pour un ; par conséquent, mon projet aura l'avantage supplémentaire de réduire le nombre de papistes parmi nous.
Ainsi que je l'ai précisé plus haut, subvenir aux besoins d'un enfant de mendiant (catégorie dans laquelle j'inclus les métayers, les journalistes et les quatre cinquièmes des fermiers) revient à deux shillings par an, haillons inclus, et je crois que pas un gentleman ne rechignera à débourser dix shillings pour un nourrisson de boucherie engraissé à point qui, je le répète, fournira quatre plats d'une viande excellente et nourrissante, que l'on traite un ami ou que l'on dîne en famille. Ainsi, les hobereaux apprendront à être de bons propriétaires et verront leur popularité croître parmi leurs métayers, les mères feront un bénéfice net de huit shillings et seront aptes au travail jusqu'à ce qu'elles produisent un autre enfant.
Ceux qui sont économes (ce que réclame, je dois bien l'avouer, notre époque) pourront écorcher la pièce avant de la dépecer ; la peau, traitée comme il convient, fera d'admirables gants pour dames et des bottes d'été pour messieurs raffinés.
Quand à notre ville de Dublin, on pourrait y aménager des abattoirs, dans les quartiers les plus appropriés, et qu'on en soit assuré, les bouchers ne manqueront pas, bien que je recommande d'acheter plutôt les nourrissons vivants et de les préparer " au sang " comme les cochons à rôtir.
Une personne de qualité, un véritable patriote dont je tiens les vertus en haute estime, se fit un plaisir, comme nous discutions récemment de mon projet, d'y apporter le perfectionnement qui suit. De nombreux gentilshommes du royaume ayant, disait-il, exterminé leurs cervidés, leur appétit de gibier pourrait être comblé par les corps de garçonnets et de fillettes entre douze et quatorze ans, ni plus jeunes ni plus âgés, ceux-ci étant de toute façon destinés à mourir de faim en grand nombre dans toutes les provinces, aussi bien les femmes que les hommes, parce qu'ils ne trouveront pas d'emploi : à charge pour leurs parents, s'ils sont vivants, d'en disposer, à défaut la décision reviendrait à leur plus proche famille. Avec tout le respect que je dois à cet excellent ami et patriote méritant, je ne puis tout à fait me ranger à son avis ; car, mon ami américain me l'assure d'expérience, trop d'exercice rend la viande de garçon généralement coriace et maigre, comme celle de nos écoliers, et lui donne un goût désagréable; les engraisser ne serait pas rentable. Quant aux filles, ce serait, à mon humble avis, une perte pour le public parce qu'elles sont à cet âge sur le point de devenir reproductrices. De plus, il n'est pas improbable que certaines personnes scrupuleuses en viennent (ce qui est fort injuste) à censurer cette pratique, au prétexte qu'elle frôle la cruauté, chose qui, je le confesse, a toujours été pour moi l'objection majeure à tout projet, aussi bien intentionné fût-il.
Mais à la décharge de mon ami, j'ajoute qu'il m'a fait cet aveu : l'idée lui a été mise en tête par le fameux Sallmanazor, un indigène de l'île de Formose qui vint à Londres voilà vingt ans et qui, dans le cours de la conversation, lui raconta que dans son pays, lorsque le condamné à mort se trouve être une jeune personne, le bourreau vend le corps à des gens de qualité, comme morceau de choix, et que de son temps, la carcasse dodue d'une jeune fille de quatorze années qui avait été crucifiée pour avoir tenté d'empoisonner l'empereur, fut débitée au pied du gibet et vendue au Premier Ministre de sa Majesté Impériale, ainsi qu'à d'autres mandarins de la cour, pour quatre cents couronnes. Et je ne peux vraiment pas nier que si le même usage était fait de certaines jeunes filles dodues de la ville qui, sans un sou vaillant, ne sortent qu'en chaise et se montrent au théâtre et aux assemblées dans des atours d'importation qu'elles ne paieront jamais, le royaume ne s'en porterait pas plus mal.
Certains esprits chagrins s'inquiéteront du grand nombre de pauvres qui sont âgés, malades ou infirmes, et l'on m'a invité à réfléchir aux mesures qui permettraient de délivrer la nation de ce fardeau si pénible. Mais je ne vois pas là le moindre problème, car il est bien connu que chaque jour apporte son lot de mort et de corruption, par le froid, la faim, la crasse et la vermine, à un rythme aussi rapide qu'on peut raisonnablement l'espérer. Quant aux ouvriers plus jeunes, ils sont à présent dans une situation presque aussi prometteuse. Ils ne parviennent pas à trouver d'emploi et dépérissent par manque de nourriture, de sorte que si par accident ils sont embauchés comme journaliers, ils n'ont plus la force de travailler ; ainsi sont-ils, de même que leur pays, bien heureusement délivrés des maux à venir.
Je me suis trop longtemps écarté de mon sujet, et me propose par conséquent d'y revenir. Je pense que les avantages de ma proposition sont nombreux et évidents, tout autant que de la plus haute importance.
D'abord, comme je l'ai déjà fait remarquer, elle réduirait considérablement le nombre des papistes qui se font chaque jour plus envahissants, puisqu'ils sont les principaux reproducteurs de ce pays ainsi que nos plus dangereux ennemis, et restent dans le royaume avec l'intention bien arrêtée de le livrer au Prétendant, dans l'espoir de tirer avantage de l'absence de tant de bons protestants qui ont choisi de s'exiler plutôt que de demeurer sur le sol natal et de payer, contre leur conscience, la dîme au desservant épiscopal.
Deuxièmement. Les fermiers les plus pauvres posséderont enfin quelque chose de valeur, un bien saisissable qui les aidera à payer leur loyer au propriétaire, puisque leurs bêtes et leur grain sont déjà saisis et que l'argent est inconnu chez eux.
Troisièmement. Attendu que le coût de l'entretien de cent mille enfants de deux ans et plus ne peut être abaissé en dessous du seuil de dix shillings par tête et per annum, la richesse publique se trouvera grossie de cinquante mille livres par année, sans compter les bénéfices d'un nouvel aliment introduit à la table de tous les riches gentilshommes du royaume qui jouissent d'un goût un tant soit peu raffiné, et l'argent circulera dans notre pays, les biens consommés étant entièrement d'origine et de manufacture locale.
Quatrièmement. En vendant leurs enfants, les reproducteurs permanents, en plus du gain de huit shillings per annum, seront débarrassés des frais d'entretien après la première année.
Cinquièmement. Nul doute que cet aliment attirerait de nombreux clients dans les auberges dont les patrons ne manqueraient pas de mettre au point les meilleures recettes pour le préparer à la perfection, et leurs établissements seraient ainsi fréquentés par les gentilshommes les plus distingués qui s'enorgueillissent à juste titre de leur science gastronomique ; un cuisinier habile, sachant obliger ses hôtes, trouvera la façon de l'accommoder en plats aussi fastueux qu'ils les affectionnent.
Sixièmement. Ce projet constituerait une forte incitation au mariage, que toutes les nations sages ont soit encouragé par des récompenses, soit imposé par des lois et des sanctions. Il accentuerait le dévouement et la tendresse des mères envers leurs enfants, sachant qu'ils ne sont plus là pour toute la vie, ces pauvres bébés dont l'intervention de la société ferait pour elles, d'une certaine façon, une source de profits et non plus de dépenses. Nous devrions voir naître une saine émulation chez les femmes mariées - à celle qui apportera au marché le bébé le plus gras - les hommes deviendraient aussi attentionnés que leurs épouses, durant le temps de leur grossesse, qu'ils le sont aujourd'hui envers leurs juments ou leurs vaches pleines, envers leur truie prête à mettre bas, et la crainte d'une fausse couche les empêcherait de distribuer (ainsi qu'ils le font trop fréquemment) coups de poing ou de pied.
On pourrait énumérer beaucoup d'autres avantages : par exemple, la réintégration de quelque mille pièces de bœuf qui viendraient grossir nos exportation de viande salée ; la réintroduction sur le marché de la viande de porc et le perfectionnement de l'art de faire du bon bacon, denrée rendue précieuse à nos palais par la grande destruction du cochon, trop souvent servi frais à nos tables, alors que sa chair ne peut rivaliser, tant en saveur qu'en magnificence, avec celle d'un bébé d'un an, gras à souhait, qui, rôti d'une pièce, fera grande impression au banquet du Lord Maire ou à toute autre réjouissance publique. Mais, dans un soucis de concision, je ne m'attarderai ni sur ce point, ni sur beaucoup d'autres.
En supposant que mille familles de cette ville deviennent des acheteurs réguliers de viande de nourrisson, sans parler de ceux qui pourraient en consommer à l'occasion d'agapes familiales, mariages et baptêmes en particulier, j'ai calculé que Dublin offrirait un débouché annuel d'environ vingt mille pièces tandis que les vingt mille autres s'écouleraient dans le reste du royaume (où elles se vendraient sans doute à un prix un peu inférieur).
Je ne vois aucune objection possible à cette proposition, si ce n'est qu'on pourra faire valoir qu'elle réduira considérablement le nombre d'habitants du royaume. Je revendique ouvertement ce point, qui était en fait mon intention déclarée en offrant ce projet au public. Je désire faire remarquer au lecteur que j'ai conçu ce remède pour le seul Royaume d'Irlande et pour nul autre Etat au monde, passé, présent, et sans doute à venir. u'on ne vienne donc pas me parler d'autres expédients : d'imposer une taxe de cinq shillings par livre de revenus aux non-résidents ; de refuser l'usage des vêtements et des meubles qui ne sont pas d'origine et de fabrication irlandaise ; de rejeter rigoureusement les articles et ustensiles encourageant au luxe venu de l'étranger ; de remédier à l'expansion de l'orgueil, de la vanité, de la paresse et de la futilité chez nos femmes ; d'implanter un esprit d'économie, de prudence et de tempérance ; d'apprendre à aimer notre Pays, matière en laquelle nous surpassent même les Lapons et les habitants e Topinambou ; d'abandonner nos querelles et nos divisions, de cesser de nous comporter comme les Juifs qui s'égorgeaient entre eux pendant qu'on prenait leur ville, de faire preuve d'un minimum de scrupules avant de brader notre pays et nos consciences ; d'apprendre à nos propriétaires terriens à montrer un peu de pitié envers leurs métayers. Enfin, d'insuffler l'esprit d'honnêteté, de zèle et de compétence à nos commerçants qui, si l'on parvenait aujourd'hui à imposer la décision de n'acheter que les produits irlandais, s'uniraient immédiatement pour tricher et nous escroquer sur la valeur, la mesure et la qualité, et ne pourraient être convaincus de faire ne serait-ce qu'une proposition équitable de juste prix, en dépit d'exhortations ferventes et répétées.
Par conséquent, je le redis, qu'on ne vienne pas me parler de ces expédients, ni d'autres mesures du même ordre, tant qu'il n'existe pas le moindre espoir qu'on puisse tenter un jour, avec vaillance et sincérité, de les mettre en pratique.
En ce qui me concerne, je me suis épuisé des années durant à proposer des théories vaines, futiles et utopiques, et j'avais perdu tout espoir de succès quand, par bonheur, je suis tombé sur ce plan qui, bien qu'étant complètement nouveau, possède quelque chose e solide et de réel, n'exige que peu d'efforts et aucune dépense, peut être entièrement exécuté par nous-même et grâce auquel nous ne courrons pas le moindre risque de mécontenter l'Angleterre. Car ce type de produit ne peut être exporté, la viande d'enfant tant trop tendre pour supporter un long séjour dans le sel, encore que je pourrai nommer un pays qui se ferait un plaisir de dévorer notre nation, même sans sel.
Après tout, je ne suis pas si farouchement accroché à mon opinion que j'en réfuterais toute autre proposition, émise par des hommes sages, qui se révélerait aussi innocente, bon marché, facile et efficace. Mais avant qu'un projet de cette sorte soit avancé pour contredire le mien et offrir une meilleure solution, je conjure l'auteur, ou les auteurs, de bien vouloir considérer avec mûre attention ces deux points. Premièrement, en l'état actuel des choses, comment ils espèrent parvenir à nourrir cent mille bouches inutiles et à vêtir cent mille dos. Deuxièmement, tenir compte de l'existence à travers ce royaume d'un bon million de créatures apparemment humaines dont tous les moyens de subsistance mis en commun laisseraient un déficit de deux millions de livres sterling ; adjoindre les mendiants par profession à la masse des fermiers, métayers et ouvriers agricoles, avec femmes et enfants, qui sont mendiants de fait. Je conjure les hommes d'état qui sont opposés à ma proposition, et assez hardis peut-être pour tenter d'apporter une autre réponse, d'aller auparavant demander aux parents de ces mortels s'ils ne regarderaient pas aujourd'hui comme un grand bonheur d'avoir été vendus comme viande de boucherie à l'âge de un an, de la manière que je prescris, et ; d'avoir évité ainsi toute la série d'infortunes par lesquelles ils ont passé jusqu'ici, l'oppression des propriétaires, l'impossibilité de régler leurs termes sans argent ni travail, les privations de toutes sortes, sans toit ne vêtement pour les protéger des rigueurs de l'hiver, et la perspective inévitable de léguer pareille misère, ou pire encore, à leur progéniture, génération après génération.
D'un coeur sincère, j'affirme n'avoir pas le moindre intérêt personnel à tenter de promouvoir cette œuvre nécessaire, je n'ai pour seule motivation que le bien de mon pays, je ne cherche qu'à développer notre commerce, à assurer le bien-être de nos enfants, à soulager les pauvres et à procurer un peu d'agrément aux riches. Je n'ai pas d'enfants dont la vente puisse me rapporter le moindre penny ; le plus jeune a neuf ans et ma femme a passé l'âge d'être mère.


MODESTE PROPOSITION POUR EMPÊCHER LES ENFANTS DES PAUVRES D'ÊTRE À LA CHARGE DE LEURS PARENTS OU DE LEUR PAYS ET POUR LES RENDRE UTILES AU PUBLIC
Date : 1729